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LA LOCALISATION DU DÉLUGE

ET LES PÉRIPÉTIES DE LA QUESTION

I

HISTORIQUE DE LA DISCUSSION

S'il est, en matière d'exégèse biblique, une question qui ait naguère soulevé des orages, c'est assurément celle de l'interprétation du déluge de Noé dans le sens de sa non-universalité.

La polémique sur ce point a été particulièrement ardente entre les années 1880 et 1890. La thèse de la non-universalité allait à l'encontre de traditions respectables et d'habitudes d'esprit plusieurs fois séculaires; en pareil cas, le premier mouvement consiste presque toujours à s'insurger contre une interprétation nouvelle, surtout si elle semble devoir porter atteinte au dogme lui-même, trop facilement confondu avec des annexes sur lesquelles l'Église ne s'est jamais prononcée.

Ce n'est pas, cependant, que longtemps avant les dates ci-dessus indiquées, diverses voix ne se fussent fait entendre en ce sens. Sans remonter à des époques plus reculées, l'illustre Cuvier, il y a environ un siècle, et plus tard Schabel, en 1858, avaient exprimé l'opinion que l'universalité du déluge pourrait bien n'avoir été, même par rapport à l'homme et en dehors de la famille de Noé, que relative. D'Omalius d'Halloy, l'éminent géologue et ethnographe que la Belgique catholique compte au nombre de ses illustrations, avait soutenu en 1866, dans un discours à l'Académie royale, que la durée écoulée depuis l'époque attribuée à l'existence de Noé est notoirement insuffisante pour expliquer la formation et

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la différenciation des types des principales races humaines. L'anthropologiste illustre que fut M. de Quatrefages partageait cette vue, que feu le savant Père Bellynck estimait, dans les Etudes d'avril 1868, n'avoir rien de contraire à l'orthodoxie.

Vers la même époque parurent les premières éditions de l'Histoire ancienne de l'Orient et des Origines de l'Histoire de François Lenormant qui présentait et développait l'interprétation nouvelle, sinon en prenant d'ores et déjà fait et cause pour elle, du moins en la donnant comme plausible et acceptable.

Quand plus tard, en 1874, lors du trop fameux discours prononcé à Belfast, le célèbre John Tyndall voulut contester la véracité des Saintes Ecritures, précisément à propos de la prétendue universalité absolue du déluge, le R. P. Delsaulx lui répondit, en 1876, dans la Revue catholique de Louvain, que la descendance noachique du genre humain n'offre point le caractère de certitude que donne à la descendance adamique le dogme du péché originel.

L'interprétation traditionnelle de l'universalité du déluge était déjà, par le fait, très contestée. Mais cette vue nouvelle n'était pas sortie jusqu'alors de l'ordre des discussions qu'on pourrait appeler académiques; celles-ci n'avaient pas encore pénétré dans le grand public, et les soutiens de la vieille herméneutique ne paraissaient pas s'en être beaucoup émus.

L'auteur du présent travail avait lui-même, assez timidement d'ailleurs, indiqué, sans se l'approprier, la thèse nouvelle, en janvier 1879, dans Le Contemporain (1), revue mensuelle fusionnée plus tard avec La Controverse, de Lyon (devenue elle-même, ültérieurement, La Science catholique), puis avec plus de développements et en un article ad hoc, dans ladite Controverse (mars 1881),. et enfin, cette fois, d'une manière relativement plus accentuéë, dans la Revue des questions scientifiques, de Bruxelles (2).

Cependant une polémique assez suivie s'était élevée sur cette question, dans La Controverse, entre Mgr de Harlez, le savant orientaliste de Louvain, M. l'abbé Jaugey, directeur de cette revue, Mgr Lamy, de l'Université de Louvain, et M. l'abbé Motais, de l'Oratoire de Rennes.

(1) La science et l'exégèse contemporaine.

(2) Les théories du déluge, octobre 1881, et L'Humanité primitive et ses origines octobre 1882.

C'est à la suite de ces discussions que le regretté abbé Motais publia son important ouvrage intitulé: Le déluge biblique devant la foi, l'Écriture et la science, dans lequel il se prononçait résolument, avec d'importantes considérations à l'appui, pour la nonuniversalité ethnique du déluge; ou du moins pour une universalité toute relative et réduite au noyau, au groupe principal de l'humanité, au monde police d'alors, defalcation faite des tríbus errantes qui pouvaient s'en être antérieurement séparées et vivaient ignorées de lui dans des contrées inconnues et lointaines.

L'apparition de cet ouvrage mit en quelque sorte le feu aux poudres. Nous-même, simple laïque, l'ayant analysé et commenté avee éloge dans la Revue des questions scientifiques (1), fumes, et cette révue avec nous, accusé d'hérésie et de révolte contre l'autorité de l'Église, par feu M. l'abbé Jaugey, dans un court mais virulent article de la Controverse (2). Une verte et péremptoire réplique du très savant, máis « très peu laïque » directeur de la revue où avait paru l'article incriminé (3), suivit de près, ne laissant rien subsister des accusations mieux intentionnées que fondées du & gendarme de l'orthodoxie », comme l'appelait le P. Carbonnelle.

Ce ne fut là qu'un incident particulier. Mais la lutte n'en continuà pas moins vive dans plusieurs recueils périodiques, avec, ou plutôt contre M. l'abbé Motais et les tenants de la nouvelle interpretation. La Revue des sciences ecclésiastiques d'alors se distingua dans cette querelle par des attaques où la violence ne dissimulait pas toujours le manque de solidité de l'argumentation; feu M. l'abbé Rambouillet, holamment, publia, sous le titre de Caïn redivivus, une série d'articles pouvant constituer un pamphlet asseź ardent, mais n'apportant pas grand appui, au fond, à la cause qu'il prétendait servír.

Suf les entrefaites, l'abbé Motais mourut assez prématurément, fort affecté, dit-on, des attaques nombreuses et souvent peu mesurées dont il était l'objet. Plus d'une fois, en effet, on semblait

(1) Livraison d'octobre 1885 : Le déluge biblique et les races antediluviennes. (2) Livraison du 15 novembre 1885 : Une erreur au sujet de l'infaillibilité de l'Eglise. (3) Cf. Rev. quest. scient., janvier 1886 : Une accusation d'hérésie, réponse à La Controverse, par le R. P. I. Carbonnelle, S. J.

n'avoir pas strictement pratiqué à son égard la sage maxime de saint Augustin:

In dubiis libertas,

Et in omnibus caritas!

Lui mort, la lutte se continua sous une forme d'ailleurs moins discourtoise et plus grave entre M. l'abbé Charles Robert, son disciple et son ami, et le savant exégète R. P. Brucker, S. J. (1).

Il est à remarquer que, dans toute cette polémique, les adversaires de l'interprétation nouvelle se placèrent très principalement sur le terrain théologique et exégétique pur, n'opposant aux considérations scientifiques qu'une dialectique accessoire et des réfutations peu probantes. Leur argumentation maîtresse consistait toujours à établir une connexion soi-disant nécessaire entre, d'une part, l'enseignement de l'Église et le dogme de la Rédemption, et, d'autre part, l'universalité au moins ethnique du déluge.

Peu à peu, cependant, le calme se fit sur cette question, la querelle s'apaisa. Plus d'un adversaire résolu, au début, de la nonuniversalité, finit par se rendre en présence des faits et de la réplique; et ceux qui gardèrent leur opinion première, s'ils n'en laissèrent pas tomber entièrement la discussion, ne lui conservèrent pas le ton aigre et acerbe qui l'avait d'abord signalée.

En fait, elle était de leur part assez difficile à soutenir. Ils abandonnent bien l'universalité géographique et admettent que le déluge ne s'est étendu que sur la portion alors habitée du globe terrestre. Par là, il est vrai, la question se simplifie: on supprime les innombrables difficultés ou impossibilités cosmiques, physiques, physiologiques, voire architectoniques et économiques, accumulées par l'hypothèse d'une sphère d'eau enveloppant notre sphéroïde tout entier jusqu'à (( quinze coudées » au-dessus du sommet du Gaurisankar (8840"), et d'une arche contenant et faisant vivre, pendant une année entière, des représentants mâles et femelles des innombrables espèces animales du monde entier.

Ce serait parfait si l'on pouvait établir en même temps que

(1) Les articles du savant religieux parurent dans les Etudes de cette époque, et les répliques de l'abbé Ch. Robert dans la Revue des questions scientifiques de janvier, avril et octobre 1887. Le R. P. Brucker a reproduit ses articles dans son récent ouvrage intitulé: Questions actuelles d'Ecriture sainte, 1895, un vol. in-8° de x-330 p. 1895; Paris, Retaux.

l'humanité était encore réunie intégralement sur une partie restreinte de la surface du globe, sans que la moindre parcelle de son ensemble eût encore été essaimer au loin.

Malheureusement pour l'hypothèse, c'est précisément le contraire qui semble de plus en plus prouvé. Sans parler des populations déjà anciennes que rencontrèrent les descendants des trois fils de Noé partout où ils se répandirent lors de leur dispersion (1); sans parler des races noire, jaune et rouge auxquelles ne fait aucune allusion le chapitre X de la Genèse, son chapitre ethnographique par excellence (2), il y a les découvertes incessantes des traces de la présence de l'homme dès les temps quaternaires sur les points les plus divers, en Amérique (3) comme en Europe, en Afrique comme en Asie. Qu'il s'agisse de débris d'ossements humains, d'armes et d'outils en silex taillés ou polis, de cavernes et d'abris sous roche contenant des vestiges incontestables d'habitation humaine, de palafittes ou construction sur pilotis le long des rives des lacs et des grands fleuves, de débris de cuisine (Kjoekkenmæddings) comme on en rencontre surtout en Danemark, en Suède et en Norvège, ce sont toujours et partout des traces non contestables de la présence de l'homme dès l'époque où elles apparaissent pour la première fois, et se poursuivant sans interruption ni lacune à travers les âges.

Dès son origine, l'humanité s'est donc répandue un peu partout sur la surface du globe; et par là même, la non-universalité géographique du déluge emporte avec elle sa non-universalité ethnique.

Aussi les adversaires de celle-ci ont-ils insisté sur les objections exégétiques et théologiques que nous reproduisons plus loin. Quoi qu'il en soit, l'apaisement s'est fait peu à peu dans les esprits comme on l'a dit plus haut; et depuis plusieurs années déjà, la question, quand on l'aborde, reste sans doute non complètement

(1) Cf. Le déluge biblique et les races antediluviennes, ? VI, in Rev. quest. scient. d'oc tobre 1885.

(2) Cf. L'humanité primitive et ses origines, VII, in fine. Loc. cit., octobre 1882.

(3) Il est juste de faire remarquer que l'origine quaternaire de l'homme préhistorique en Amérique, est contestée par un certain nombre d'anthropologistes. Elle est énergiquement soutenue, d'autre part, par des savants de haute autorité, comme MM. Gaudry et Boule en France, Abbott en Amérique. (Cf. le marquis de Nadaillac : L'homme et le singe, in Rev. quest. scient. de juillet 1898, p. 217 à 219.)

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