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SUR UN CATALOGUE.

M. Potier, libraire, distribue en ce moment le catalogue d'une riche collection de livres rares et curieux, dont la vente, qui doit se faire à la salle Silvestre, commencera le 26 de ce mois, et ne remplira pas moins de vingt-sept vacations. Cette bibliothèque est celle de M. Ch. G*****, initiales transparentes sous lesquelles il ne sera pas malaisé de retrouver un connaisseur excellent, un bibliophile passionné, qui, avec la fortune d'un particulier, a eu le tort d'aimer les livres comme un prince seul eût pu le faire. A juger par le catalogue que nous avons sous les yeux, et qui est fait avec une méthode, une clarté, et surtout une simplicité qu'on ne saurait trop louer, cette collection, qui ne compte pas moins de 3,304 numéros, c'est-à-dire quelque chose comme sept ou huit mille volumes, parmi lesquels il n'en est pas un seul qui soit insignifiant, cette collection, dis-je, tiendra sa place à côté des bibliothèques les plus célèbres; on en parlera même après les ventes fameuses de MM. Armand Bertin, De Bure et Renouard. C'est encore une bonne fortune pour ceux qui aiment les beaux livres et à qui la richesse permet cette noble fantaisie.

Pour moi, en parcourant ces listes si complètes et si bien ordonnées, une pensée triste me traversait l'esprit. Avec ces numéros alignés je refaisais en idée les rangs d'une bibliothèque; sur les tablettes abandonnées je remettais en place ces livres splendides que l'enchère va jeter à tous les vents. Et là, dans ce cabinet repeuplé par ma pensée, je retrouvais toute la vie d'un homme (celle d'un savant n'est-elle pas dans ses livres?), et, peut-être en faisant un retour sur soi-même, il me semblait voir tout ce qu'avait aimé, tout ce qu'avait rêvé le maître de cette belle collection.

En admirant ces classiques, d'éditions choisies, voilà, me disais-je, un homme qui évidemment a commencé par être un amateur forcené de l'antiquité grecque et latine, et non-seulement un amateur, mais un connaisseur exquis et un philologue achevé. Pour un ignorant qui n'estime les livres que par la grandeur des marges ou le luxe de la reliure, il n'y a qu'un Cicéron et qu'un Horace; mais pour un érudit, il y en a deux ou trois par siècle, c'est un plaisir délicat que de suivre par couches successives ce travail incessant de l'esprit humain qui reprend sans cesse l'antiquité pour lui demander de nouvelles leçons. En comparant l'œuvre des critiques, on s'aperçoit bientôt combien les textes que nous possédons sont arbitraires; les Saumaises passés nous ont restauré Cicéron ou Tite-Live comme leurs contemporains restauraient les statues. brisées; aujourd'hui nous ne comprenons plus ces replâtrages, parce que nous connaissons mieux l'antiquité. Ce qu'il nous faut, c'est le texte pur et la pensée même

de l'écrivain; mais où les retrouver? Les manuscrits sont rares et casés dans les bibliothèques publiques comme les tableaux des maîtres dans les musées des souverains. Ce qui est accessible, comme le sont les premières gravures, ce sont les premières éditions, rares par elles-mêmes, faites sur des manuscrits souvent perdus ou détruits, et qui reproduisent avec une fidélité naïve jusqu'aux fautes de l'original. C'est une preuve de goût que de s'attacher à ces anciens monuments, précieux comme incunables, et plus encore par les textes qu'ils nous ont sauvés. La bibliothèque de M. Ch. G***** regorge de ces trésors; voici l'Hippocrate, l'Eschyle, le Sophocle, l'Euripide, le Démosthènes, le Thucydide, le Théocrite des Aldes, l'Anthologie grecque de Lascaris, imprimée en lettres capitales (— Florence 1494); l'Hiéroclès de Padoue de 1474, celui de Rome de 1475, plus rare encore; voilà le Lactance de Panartz, Rome, 1470 : le Cicéron de Natura Deorum, imprimé à Venise en 1471, par Vendelin de Spire; le Boèce de Coburger, imprimé à Nuremberg en 1473; j'indique en passant les premières éditions de Pline, de Valère Maxime, de Solin, de Quinte-Curce, le beau Tite-Live d'Alde, un splendide exemplaire du Quintiliani Declamationes, Parme 1494, relié aux armes du comte de Hoym; et j'arrive au joyau de la vente : c'est la première édition des Offices de Cicéron, imprimée sur vélin, et qui porte la date de 1465 avec la mention suivante: Præsens Marci Tulij clarissimum opus Johannes Fust, Moguntinus civis, non atramento plumali canna neque ærea, sed arte quadam perpulcra,

Petri manu pueri mei feliciter effeci. Finitum anno MCCCCLXV. C'est un des plus beaux et des plus rares incunables qui soit connu.

Le goût de l'antiquité conduit naturellement à aimer les auteurs du grand siècle, qui sont aussi pour nous des classiques. On commence à lire Bossuet et Racine comme on lit Cicéron et Virgile. Vivre avec ces parfaits modèles, c'est, on le sent bien, le seul moyen de retenir une langue prête à dégénérer. Mais dans cette étude des modernes il y a un plaisir nouveau pour l'amateur de livres. Chez les anciens, nous n'avons jamais qu'une forme de leur pensée. Tous les manuscrits se ressemblent, ce sont des copies plus ou moins bien faites d'un texte unique; deux éditions d'un même ouvrage, c'est chose à peu près inconnue. Il n'en est pas de même pour les écrivains modernes, il nous est presque toujours possible d'assister au travail de leur esprit. Goëthe prétend qu'un auteur fait tort à son livre lorsqu'il en change quelque partie, parce qu'il dérange ainsi les premières impressions et les habitudes du public; c'est une idée qui n'a jamais été reçue en France; nous n'avons guère de grand écrivain qui n'ait remanié ses ouvrages. C'est, par exemple, une étude utile et curieuse que d'observer ce labeur délicat chez Montaigne ou chez La Rochefoucauld; aussi comprendon que de nos jours on ait attaché du prix aux premières éditions de nos classiques. M. Ch. G***** a poussé ce goût jusqu'à la passion; ce n'est pas seulement le premier texte de Montaigne, de Rabelais, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Corneille, de Molière, de Ra

cine, de Boileau qu'on trouve chez lui, ce sont toutes les éditions publiées du vivant de l'auteur; il semble qu'il ait fait souvent ce rêve agréable que d'autres ont formé en lisant un auteur favori, c'est de donner une édition comparée de ces grands écrivains où l'on suivrait pas à pas la marche de leur pensée, où l'on entrerait dans le secret de leur génie.

On a raffiné encore dans cette passion pour nos classiques; ce n'est pas seulement la première édition des œuvres complètes qu'on a recherchée, mais la première édition de chaque pièce. Les manuscrits de Fénelon, de Bossuet ne sont pas dans le domaine public; il ne reste rien de ceux de Molière ou de Corneille; il y a donc un certain charme à retrouver sous leur forme première chacun des écrits de ces grands hommes; il semble que ces premières éditions aient une physionomie particulière; elles nous rapprochent de l'auteur. Par exemple, le sombre génie de Pascal, tel que nous le connaissons dans les Pensées, nous cache le pamphlétaire; nous le sentons près de nous au contraire quand nous tenons dans nos mains, sous leur première forme, ces petites lettres anonymes qui remuaient tout Paris et faisaient sentir à l'Ordre des jésuites qu'une force nouvelle les menaçait, plus puissante que la royauté l'opinion, cette reine du monde, qui n'existe que par la presse. L'édition originale et rarissime de ces pamphlets est dans la bibliothèque de M. Ch. G*****. Ce que je dis de Pascal est aussi vrai de Bossuet. Quand nous ouvrons les œuvres de l'évêque de Meaux, quand nous contemplons ce monument de son génie, il semble

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