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L'instinct ou l'intuition sont, par contre, étrangers à toute fonction de découpage, à toutes catégories analogues à celles de l'intelligence. Sans doute, nous ne voulons pas rouvrir ici le si intéressant débat qui a eu lieu en juillet 1919 sur le problème de l'instinct et de l'intelligence, dans la séance commune de l'Aristotelian Society, de la British Psychological Society et de la Mind Association; nous nous permettrons seulement de remarquer: (1o) que l'expression d'instinct est celle même employée par le malade pour caractériser son activité psychique résiduelle; nous ne faisons donc qu'enregistrer le résultat de son auto-observation; (2o) que la notion d'instinct ne doit évidemment pas être entendue ici dans le sens étroit d'actions instinctives, mais doit être entendue dans le sens de dispositions, tendances instinctives, ainsi que l'admet R. Brun pour les animaux supérieurs et l'homme1; (3o) que l'opposition globale et volontairement schématique de l'instinct et de l'intelligence, quoique niée par d'illustres naturalistes, n'est pas une thèse purement philosophique. Nous nous permettrons de rappeler, en passant, que les idées de M. Bergson à ce sujet ont été adoptées par un spécialiste de la biologie des insectes, comme M. Bouvier2.

Rappelons-nous, maintenant, le malade de Van Woerkom, chez lequel nous avons cru apercevoir que les troubles aphasiques n'étaient qu'un cas particulier d'un trouble plus général, quoique bien spécifique, de l'intelligence. Il savait le nom de ses enfants, sans pouvoir en indiquer le nombre, il appréciait qualitativement, à l'aide de comparaisons, les coups qu'on donnait sur la table; il connaissait individuellement les jours de la semaine et les mois de l'année, etc.; toute représentation de rapports géométriques ou arithmétiques était absente de chez lui. De même nous. avons attiré l'attention sur la difficulté énorme qu'éprouvait le Prof. Forel à exécuter les moindres opérations arithmétiques. Il est évident, que, dans ces cas, que ce soit ou non par l'intermédiaire du langage intérieur, il y a une atteinte relative de l'intelligence, sensu stricto. A ce point de vue, nous pensons que la pathologie nous autorise à accepter la conception que M. Bergson a donnée de cette fonction, en s'appuyant sur les principes de la biologie générale: "Si l'on envisage dans l'instinct et dans l'intelligence ce qu'ils renferment de connaissance innée, on trouve que cette connaissance innée porte dans le premier cas sur des choses et dans le second sur des rapports3."

1 R. Brun, "Das Instinktproblem im Lichte der modernen Biologie," Archives suisses de neurol. et de psychiatrie, t. VI. fasc. 1 (1920).

2 Cf. Bouvier, La vie psychique des insectes, Paris, Flammarion. 1918; en particulier ses conclusions.

* Bergson, L'Évolution créatrice, 2ème éd. 1907, p. 161,

Or, comme l'a bien montré l'auteur que nous venons de citer, d'accord en cela avec les résultats les plus récents de la linguistique, la prise de conscience de ces rapports n'est guère possible que par le langage. Avec celui-ci et avec la mobilité du mot, la fonction de découpage et d'opposition de l'intelligence entre en action. Celle-ci et son œuvre, la science, sera d'ailleurs d'autant plus développée que la combinaison seule des symboles exprimeront des rapports de plus en plus subtils. Le résultat sera la distinction et la clarté.

Dans ces dernières années, on a relevé, non sans raison, croyons-nous, les analogies existant entre certains états de dissolution de l'esprit et le stade de l'évolution auquel en sont resté certains peuples. Quoique la plus grande prudence soit nécessaire dans ces rapprochements, on ne peut pas ne pas être frappé du parallélisme existant entre l'état d'une langue, à un moment donné, et la qualité (ce mot n'impliquant dans notre pensée aucun jugement de valeur) des produits de l'intelligence de ceux qui la parlent. Remarquons bien, encore une fois, que nous disons: intelligence, et non pensée.

A ce propos les études toutes récentes de M. Granet sur "Quelques particularités de la langue et de la pensée chinoises1" nous paraissent d'un intérêt tout particulier pour la question qui nous occupe: "Tandis qu'un Français, par exemple, possède, avec sa langue, un merveilleux instrument de discipline logique, mais doit peiner et s'ingénier s'il veut traduire un aspect particulier et concret du monde sensible, le Chinois parle au contraire un langage fait pour peindre et non pour classer, un langage fait pour évoquer les sensations les plus particulières et non pour définir et pour juger, un langage admirable pour un poète ou pour un historien, mais le plus mauvais qui soit pour soutenir une pensée claire et distincte. En fait, quand on lit les plus authentiques penseurs chinois, Tchouangtseu, par exemple, ce qui frappe, c'est un goût extraordinaire pour l'expression concrète, c'est une prodigieuse virtuosité plastique et musicale2." Il semble que, dans ce cas, l'esprit procède par intuitions et combinaison d'intuitions ou, même, par une espèce d'analyse d'ordre intuitif. M. Granet a fait ressortir l'analogie de cette pensée symbolique où le rythme joue un grand rôle, avec la musique, où tout est indifférenciation, où les sentiments exprimables, d'une façon nette, sont en réalité très peu nombreux.

Remarquons également que ce qui fait l'impuissance de la langue et de la pensée chinoises en matière scientifique, c'est le fait que presque

1 Ct Revue philosophique, en particulier la partie publiée dans le no de mars-avril, 1920. 2 Cf Revue philosophique, mars-avril, 1920, pp. 184 et 192.

chaque mot est attaché à un fait particulier. Or, en partant de considérations bien différentes de celles que nous faisons ici, M. Bergson n'a-t-il pas écrit: "Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent est un signe mobile1"?

Remarquons aussi combien il serait intéressant de posséder des observations précises de cas d'aphasie chez des individus cultivés de races différentes de la nôtre; cette neurologie comparée, dont Brodmann demandait l'étude systématique au point de vue de l'architectonique cérébrale, est encore à peu près inexistante.

Jusqu'ici, remarquons-le, nous avons pu, nous plaçant sur le terrain de la psychologie fonctionnelle, parler des troubles aphasiques sans parler d'images verbales. Est-ce à dire que nous en nions l'existence, car, si étrange que cela puisse paraître, cette opinion a été soutenue? On ne saurait aller contre les données de l'observation interne. Le problème est, en effet, d'une importance capitale pour le problème de l'aphasie. D'une part, en effet, il pose la question de la notion de localisation cérébrale des phénomènes psychiques, question dont nous considérons la solution comme étant en train de se faire à l'heure actuelle; nous avons décidé de ne pas nous en occuper ici. D'autre part se pose le problème de savoir si, dans l'aphasie motrice, il s'agit d'un trouble particulier de l'articulation (l'anarthrie de P. Marie) ou d'un phénomène plus proprement intellectuel. M. Head vous a exposé, avec la pénétration de pensée unie à une expérience clinique des plus étendues, qu'il adhérait a cette dernière hypothèse en ce sens que, contrairement à ce que soutient M. P. Marie, le langage intérieur est atteint. Elle trouve une confirmation des plus explicites, comme nous l'avons vu, dans l'auto-observation du Prof. Forel ainsi que dans celle du Dr Saloz, à laquelle vous me permettrez de recourir encore comme à la source des données immédiates de la conscience d'un aphasique:

La majorité des auteurs qui se sont occupés d'aphasie ont une tendance à croire que le phénomène qui joue le principal rôle dans l'aphasie dite motrice ou d'expression, est une opération psychologique consistant essentiellement dans un défaut de la mémoire du mécanisme lui-même de la lettre ou du mot extériorisé. Je crois que ces dits auteurs font une confusion entre les phénomènes dysarthriques en général et ceux de l'aphasie motrice proprement dite, dans laquelle c'est l'oubli de l'idée même du mécanisme articulatoire qui prédomine. Ces auteurs ont l'habitude de dire à ce sujet que l'aphasique moteur conserve son langage intérieur, mais que c'est sa faculté motrice d'extériorisation seule qui lui manque, sans se douter que le premier degré de cette opération psychologique incorrecte réside justement dans un déficit de la

1 Loc. cit. p. 172.

mémoire de l'idée du symbole lui-même, et par conséquent dans une altération de sa sensibilité, quels qu'en soient du reste ses éléments primordiaux antérieurs1.

Cette constatation vient tout à fait à l'appui des idées de M. Head, et permet certainment de se représenter le phénomène comme une déficience de la pensée symbolique (symbolic thinking). Remarquons-le, cependant, c'est là un point de vue de psychologie structurale, dont nous ne contestons nullement la légitimité, mais qui ne permet pas, semble-t-il, de considérer le problème du point de vue biologique. Dans ce but, certains auteurs (M. de Monakow en particulier) ont trouvé un avantage incontestable à employer le langage objectif de Semon; pour eux, il s'agit, dans les phénomènes présentés par les aphasiques, d'un trouble fondamental de l'ecphorie des engrammes. Mais cette expression est un peu vague, parce que le sens du terme d'engramme est par trop indéterminé quand il s'agit de phénomènes aussi complexes. Nous ne nions pas cependant qu'il constitue un grand progrès sur la terminologie plus subjective de la clinique traditionnelle. Nous sommes ainsi amenés à nous demander s'il ne serait pas possible de se représenter les phénomènes en termes de mouvements? Par là nous suivrons la méthode générale qui est en germe dans l'œuvre de Hughlings Jackson lorsqu'il écrivait en 1876: "Les opérations mentales ne doivent être, en dernière analyse, que les côtés subjectifs de substrata sensitifs et moteurs2."

Rappelons-nous de l'insistance avec laquelle le Dr Saloz essaie de rendre, à l'aide de multiples métaphores, le fait qu'il n'avait plus la libre disposition de son énergie nerveuse. Il remarque, par ailleurs, la variabilité de ses troubles aphasiques d'un moment à l'autre, et, en particulier, le matin. A ce sujet, nous nous souvenons d'un de nos malades qui, pour traduire le même phénomène, parlait de la paralysie du repos, comme si l'exercice augmentait la perméabilité (Bahnung) des voies nerveuses. Enfin, il est très remarquable de noter qu'objectivement aussi bien que subjectivement, c'est par l'esquisse d'un phénomène moteur d'articulation que débutait l'apparition du mot:

Au début, sous le rapport de la lecture, je n'avais pas encore le mot ou la lettre, qui ne me disaient rien du tout, mais j'avais le sens du mot ou de la lettre, ou le sentiment intuitif que j'avais la place pour le ou la mettre, c'est-à-dire en puissance, comme si j'avais un écho interne lointain qui me revenait en me les rappelant et qui m'avertissait qu'ils allaient venir; mais ce n'était pas sans de grands efforts de pensée et souvent vainement. C'étaient comme des voix intérieures qui m'avertissaient comme par une sorte d'extériorisation anticipée des expressions du langage parlé. J'ai fait la même observation pour la lecture à voix basse (chuchotement), et d'une façon

1 Loc. cit. pp. 33-34.

2 Cf. Clin. and Physiologic. Research on the Nervous System, 1876.

beaucoup plus prononcée, c'est-à-dire que j'en ressentais un besoin impérieux. Ma famille a pu constater le fait, attendu qu'on m'entendait très bien essayer de chuchoter la lettre ou le mot avant de l'exprimer à haute voix d'une façon effective1.

D'une manière plus générale même, le Dr Saloz a constaté que ses phénomènes aphasiques étaient en rapport avec l'hémiparésie droite qui avait suivi l'ictus. Le malade parle, il est vrai, de parésie de la sensibilité; nous ne croyons pas qu'il faille entendre cette expression autrement que dans le sens d'un trouble des sensations kinesthésiques, le sujet disant un peu plus loin qu'il a toujours eu conscience d'un affaiblissement notable du sens musculaire du côté droit:

Immédiatement après mon attaque, j'ai constaté, comme je l'ai déjà dit dans mon journal, une parésie très prononcée de la sensibilité de tout mon côté droit, de la tête aux pieds. Ce symptôme très pénible a diminué progressivement, mais avec des fluctuations journalières provenant d'une foule de circonstances, souvent capricieuses en apparence, mais dans lesquelles j'ai toujours constaté une concordance remarquable de mes sensations pathologiques, surtout au point de vue de l'élaboration plus ou moins difficultueuse des éléments de ma parole....J'ai eu constamment le sentiment, même au plus fort de ma maladie, que mon aphasie avec amnésie de la parole et de l'écriture, avec tous ses dérivés psycho-métaphysiques, a toujours été en corrélation avec ma parésie hémianesthésique associée à cette impression réitérée que les circonvolutions de mon hémisphère gauche étaient bourrées de coton. Je crois d'autre part qu'il faut rattacher ma parésie hémianesthésique au sentiment que j'avais d'une espèce d'insensibilité cérébrale générale qui se faisait remarquer dans de multiples phénomènes que j'aurais beaucoup de peine à détailler séance tenante, mais qui s'exprimaient aussi bien au point de vue matériel et organique, qu'au point de vue psychologique et intellectuel2.

Tout se passe comme si le phénomène élémentaire était un trouble de la circulation de l'énergie nerveuse. Ce phénomène est fréquent en pathologie nerveuse, fondamental même à notre avis, mais nulle part il n'est plus facile à observer qu'au cours de l'aphasie. Rien n'est plus variable, comme il est facile de s'en apercevoir, en multipliant les examens, aux diverses heures de la journée, que le comportement d'un sujet atteint d'un trouble de la pensée symbolique. Ce dernier, même, s'il s'agit d'un homme au cerveau encore jeune et porteur d'une lésion qui ne provoque pas une diaschise trop étendue, n'est pas toujours exactement comparable à lui-même au cours du temps, si les influences externes (fatigue, émotions, etc.) viennent à varier. Quelle que soit l'interprétation qu'on donne du phénomène, on ne peut pas ne pas être frappé de l'importance de la mise en train (mouvements naissants des muscles phonateurs, chant, scansion) en particulier chez les sujets atteints de la forme dite: aphasie motrice. Avec sa pénétration habituelle, 2 Loc. cit. pp. 22-23.

1 Loc. cit. pp. 12–13.

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