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L'ESSAI CRITIQUE EN FRANCE

PAR PAUL BOURGET

IL semble bien qu'il y ait, entre ces véritables espèces intellectuelles que l'instinct de la vieille rhétorique a fort heureusement appelées les Genres Littéraires, une lutte pour la vie, de tous points analogue à celle que soutiennent entre elles les espèces animales. Certains de ces genres, après avoir occupé tout le champ de la pensée contemporaine et manifesté leur énergie par la création d'œuvres très nombreuses, s'anémient, s'appauvrissent, végètent, meurent. Ç'a été l'histoire du Poème épique, c'est aujourd'hui l'histoire de la Tragédie en France, du Drame en Angleterre. Au dix-septième siècle, et dans la première moitié du dix-huitième, Rotrou, Corneille, Racine, Voltaire coup sur coup, et autour d'eux une légion d'imitateurs inférieurs, attestent la vitalité d'un genre qui peut bien, au dix-neuvième siècle, produire encore, à intervalles éloignés, un spécimen remarquable, mais c'est là une exception presqu'archaïque. Comparez de même la production dramatique actuelle d'Outre- Manche à celle de la période Elisabéthéenne. Inversement, d'autres genres dont la force créatrice paraissait grêle, atténuée et pauvre, durant les époques précédentes, se développent dans la nôtre avec une vigueur, une richesse, une amplitude inconnues. Ainsi la Poésie Lyrique durant la première moitié du siècle; ainsi de nos jours encore le Roman; et ce que j'appellerai, faute d'un terme plus exact, l'Essai critique. Cette ressemblance entre l'évolution des espèces littéraires et des espèces animales paraît démontrer que la nature emploie les mêmes procédés dans l'univers moral et dans l'univers physique. C'est. entre

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parenthèses, une preuve de plus à l'appui du grand principe de l'unité de composition si fortement défendu par Goethe, et où se résume toute la philosophie naturelle d'aujourd'hui.

Je voudrais prendre prétexte d'une des formes littéraires que je viens de mentionner, l'Essai critique, et de son histoire en France depuis ces cent ans, pour dégager quelques-uns des caractères dont s'accompagne une évolution de cet ordre. Peutêtre ces caractères sont-ils d'autant plus visibles ici que cette évolution a été plus rapide. Certes, entre un beau roman du dixhuitième siècle, tel que Gil-Blas ou Manon Lescaut, et un beau roman de notre époque, tel que Madame Bovary ou L'Assommoir, la distance est énorme. Elle est moindre pourtant que d'une page de La Harpe ou de Geoffroy, même de Villemain, à une page de Taine ou de M. Jules Lemaître. Dans le premier cas, vous constatez un simple développement. Dans le second, c'est le principe même du genre qui a changé. Pour les écrivains d'il y a cent ans, la critique consistait essentiellement, comme l'indique l'étymologie (κpívw, je juge, je distingue) dans l'acte de juger en discernant. Ils admettaient qu'il existe un code absolu de l'œuvre littéraire, des règles strictes, un canon idéal. Critiquer, pour eux, c'était comparer cette œuvre littéraire à ce canon, marquer les points où elle s'était conformée à ces règles, ceux où elle les avait transgressées, et conclure, en vertu d'un code immuable, par un arrêt motivé. S'ils n'invoquaient plus, comme au moyen-âge, l'autorité sans appel d'Aristote, ils considéraient pourtant comme possible de formuler des lois fixes du Beau. Surtout, ils estimaient que les chefsd'œuvre légués par les maîtres de l'antiquité et de l'âge classique représentaient des types achevés auxquels il convenait de rapporter toute création nouvelle pour en mesurer la valeur. Ils reconnaissaient, et sur ce point leur observation était très exacte, que l'habitude de tels rapprochements développe en nous un sens spécial, le Goût, et cette faculté de discerner le bon du mauvais était, à leurs yeux, le don critique par excellence. L'essai de l'Abbé Morellet sur l'Atala de Chateaubriand, qui se trouve reproduit d'habitude dans les éditions séparées de ce petit roman, peut être

regardé comme un exemplaire achevé de cette Critique qu'il ne faut pas mépriser Elle était judicieuse, mesurée, souvent efficace. L'influence excellente de Boileau, un de ses représentants les plus convaincus, en est un témoignage.

La révolution de 1789 éclata, puis l'Empire. Les grandes guerres de ces vingt cinq années eurent cet effet inattendu de mêler singulièrement les nations les unes aux autres. Pour nous borner toujours à la France, ces bouleversements sociaux, en précipitant hors de leur pays un Chateaubriand, une Madame de Staël, un Paul-Louis-Courier, un Benjamin Constant, et combien d'autres, leur apprirent qu'il existait une Europe. Il ne se contentèrent pas de lire dans le texte Shakespeare, Dante et Goethe, comme aurait fait en 1780 un jeune Français curieux, qui aurait su les langues. Ils les lurent sur place, dans leurs pays d'origine, et ils sentirent l'intime lien qui rattachait ces chefs-d'œuvre de littérature aux mœurs, au ciel, à l'âme enfin de l'Angleterre, de l'Italie, de l'Allemagne. Ils démêlèrent, les uns confusément, les autres plus nettement, deux vérités que leurs prédécesseurs ne soupçonnaient pas la première qu'il y a dans toute création d'art autre chose qu'un effort d'esthétique, qu'elle constitue une nécessaire et presqu'inconsciente manifestation de tous ces éléments dont est fait le génie national: qualités de la race, moment de l'histoire, influence du climat ;—la seconde qu'il existe beaucoup de types de beauté différents, sinon contradictoires, et que le goût n'a aucunement ce caractère fixe dont les Poétiques et les Rhétoriques de l'âge classique faisaient un dogme. De telles découvertes, ainsi résumées, paraissent très simples. Elles comportent un déplacement de point de vue qui, dans l'ordre intellectuel, équivaut à ce qu'est un changement total d'atmosphère dans l'ordre physique. Ce sont des modifications radicales de milieu auxquelles correspondent des modifications radicales pour les organismes placés dans ce milieu. On en saisit ici un exemple très net.

La conséquence immédiate de cet agrandissement de l'imagination française fut ce mouvement, confus jusqu'à l'incohérence, qui s'est appelé le Romantisme. Nous y reconnaissons aujourd'hui la mise en jeu de plusieurs forces très distinctes: par exemple, le sur

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